L’ORGANISATION DE LA PENSEE
(par Yves Delnord)
Parce que j’ai connu les mêmes difficultés, je dédie ce travail à tous les tireurs qui font régulièrement de gros scores à l’entraînement et qui sont toujours déçus par leurs résultats en compétition. Ils en sont au point où l’on a assez de technique gestuelle mais pas suffisamment de connaissance du tir pour être un bon matcheur. De fait, il ne leur reste plus qu’à acquérir les connaissances de préparation mentale leur permettant de disposer à tout instant de leur savoir-foire gestuel. Je n’ai pas la preuve que ce qui suit est applicable en totalité aux pistoliers tirant les armes à poids de détente réglementé (10 m, gros calibre et standard), mais je sais qu’ainsi tirent beaucoup de grands tireurs de ce temps.
AUTOMATISATION ET CONSCIENCE SELECTIVE
L’apprentissage des mouvements qui composent l’expression propre à un sport doit permettre d’en automatiser le plus grand nombre, car un sportif évolué ne peut plus avoir le souci du geste de base ; sa liberté de création en dépend. La finalité de l’apprentissage du geste ayant atteint un haut niveau de qualité, la conscience n’exerce plus qu’un rapide contrôle des sensations provoquées par les mouvements. Il est alors possible de libérer sa pensée pour l’utiliser seulement à l’imagination, à la création sportive. Nul ne peut être en effet préoccupé à la fois par le présent et par l’avenir. Pour le tireur, le présent c’est le contrôle des gestes et de la position au fur et à mesure qu’elle s’établit. L’avenir est constitué par les actions qui vont permettre la performance. L’automatisation devrait donc permettre de vivre dans l’avenir en se libérant du contrôle minutieux de chaque geste : par le fait qu’elle nous a habitués à une certaine qualité de sensations, le moindre changement va_devenir le signal d’alarme et permettre à la conscience de reprendre le contrôle pour apporter une solution au problème.
Ainsi, un appui à l’épaule un peu différent, plus ferme ou plus flou, est ressenti d’abord inconsciemment comme une gêne diffuse, indéterminée. Puis la conscience, alarmée, localise et ordonne une réponse logique : reprendre ou modifier l’épaulé jusqu’à ce que les sensations habituelles et liées à l’efficacité soient retrouvées.
Pendant le tir, par soucis de performance, la conscience doit être sélective. J’explique cette expression par le fait que l’esprit doit être occupé seulement par des pensées déterminantes, « révélatrices » : ce n’est pas en pensant à lâcher au moment précis où l’alignement est bon que je vais appuyer correctement. C’est trop tard. Je suis pris de court par l’évènement, car j’ai alors besoin de penser le geste-réponse à l’instant précis où il devrait se produire. En effet nous nous retrouvons là dans le cas de la réalisation d’un geste conscient. Et l’élaboration d’un geste conscient est longue : il y a d’abord perception (l’œil enregistre la bonne situation et le système nerveux achemine l’information), puis traitement de cette information (je suis bien…) ensuite, réponse adaptée (il faut que j’appuie) et enfin réalisation du geste-réponse (propagation de l’influx nerveux et action des muscles). On peut admettre que la partie la plus longue de ce processus est constituée par la réponse consciente (‘il faut que j’appuie). Un geste réflexe, par le fait qu’il supprime ce stade de réflexion, est toujours bien plus rapide.
Ceci explique qu’un lâcher-réflexe surprend le tireur par le fait qu’il n’a pas consciemment décidé le geste. Le fait que nous ayons tous eu l’expérience malheureuse d’une très mauvaise balle réalisée à partir d’une stabilité parfaite et d’un lâcher conscient, franchement commandé, produit l’inhibition appelée classiquement « doigt de bois ». L’origine de cette inhibition n’est rien d’autre que la certitude inconsciente que le lâcher arrivera trop tard, à cause de la durée excessive du processus mis en œuvre. Ou alors que je vais appuyer si vite que la situation de bon centrage, de bonne tenue, qui est à l’origine de la bonne décision, sera interrompue par l’action avant que le coup parte (c’est ce qu’on appelle parfois « le coup de doigt » mais qui peut tout aussi bien être un coup de poignet ou un coup d’épaule. La traduction en geste de la défaillance de la pensée n’est, à mon avis, pas significative en tir de précision. Un symptôme de « doigt de bois » raconté, ressemble presque toujours à ceci : je me vois sur le 10 et je me dis : « maintenant, je dois appuyer». Il fout que j’appuie à présent. Et, si je suis un tireur un peu expérimenté, je ne peux appuyer. Le poids de mes expériences malheureuses me l’interdit. Et après quatre ou cinq impossibilités successives de ce genre, j’appuie finalement, n’importe comment, pour me libérer des tensions accumulées,ou parce que l’heure avance et qu’à ce train-là, je ne finirai pas ! Il n’y a rien de bon à retirer de cette forme de conscience. Il faut donc lui \substituer autre chose, qui soit de préférence un système capable de traduire en gestes efficaces la justesse de la pensée. Or, on ne peut être performant à coup sûr comme un automate. De cette manière, on ne peut faire le score que par hasard et la plupart du temps lorsqu’il n’est pas bien important de le faire. Pour réussir régulièrement dans les grandes occasions, il fout bien sûr une bonne technique, mais qui ne sert à rien si elle n’est servie par une parfaite organisation de la pensée.
LA PENSÉE RÉVÉLATRICE
Je crois vivement que la seule solution qui nous soit offerte pour réaliser régulièrement un bon lâcher est d’avoir au bon moment à l’esprit une « pensée révélatrice », déterminante. Elle est, dans la majorité des cas intéressante, une pensée de visée juste, une volonté de centrage de guidon-visuel, ou de perception d’une qualité de bougés dont on sait par expérience qu’ils permettent la bonne balle à coup sûr. C’est le premier degré de la » pensée révélatrice « ‘. Il est insuffisant, car il ne peut supprimer le blocage caractérisé par l’impossibilité d’appuyer. En effet, la concentration sur la visée ne sert à rien tant que la réponse (le lâcher pour ce qui nous intéresse) reste à inventer au moment où l’on constate que les conditions sont réunies. La seule organisation mentale efficace consiste à imaginer avant la solution, qui est un lâcher pur, parfait. On » charge » ainsi ce que l’on peut appeler son subconscient d’une résolution. Sous l’effet de la » pensée révélatrice « , qui est l’image habituelle de visée, celui-ci déclenchera seul, très vite et sans gestes parasites, la bonne réponse. Cette conception permet une réponse rapide car tout le stade » invention » du lâcher est supprimé, ou plutôt reporté avant la perception de la bonne situation. Nous ne pouvons espérer plus efficace : le propre des gestes ayant pour origine l’action du subconscient est qu’ils sont rapides, stables et parfaitement adaptés à une situation donnée. Si l’on veut, le subconscient est comparable à une bonne cartouche, en laquelle le 10 est potentiel et existe depuis sa fabrication. Et la » pensée révélatrice » représente la percussion au bon moment, sans laquelle le 10 resterait éternellement potentiel.
Ceci ne veut pas dire que, parce que le lâcher devient réflexe, il devient par la même occasion acquis à coup sûr, pour l’éternité ou ce qui nous reste de vie ! L’effort d’invention du bon lâcher, dans la bonne situation, reste. Il est seulement reporté à un autre moment du tir en préparation. Non à l’instant où l’on découvre que la situation est favorable car il est alors trop tard pour agir efficacement. Avant d’en arriver à parler de la séquence mentale il nous faut retenir le fait que puisqu’on ne peut penser deux chose à la fois on ne peut en même temps se concentrer sur la visée et sur le lâcher. Il faut donc choisir. Deux choses indiquent clairement que l’on doit faire le choix d’une intense concentration sur la visée, à condition d’utiliser l’image type comme » pensée révélatrice » d’un bon lâcher: La concentration sur le lâcher, à supposer qu’elle permette de réaliser parfaitement le geste lorsque le tireur est en ambiance compétition (ce dont je doute), peut amener assez fréquemment à tirer un 7 ou un 8 « bien lâché», le manque de concentration visuelle n’ayant pas permis une synchronisation efficace de ces deux éléments. Et je regrette bien de le dire, il n’existe pas de bons 7 en match ! La défaillance constituée par un lâcher techniquement bon mais inadapté à la situation est aussi grave qu’un lâcher imparfait arrivant au bon moment. Tous deux traduisent avec la même acuité la désorganisation de la pensée. Le lâcher constituant la » réponse », phénomène actif, et la visée la perception de la situation, phénomène passif, je ne peux » inventer » la bonne » visée » : elle s’impose à moi. Je n’ai de pouvoir d’invention et de » mise en mémoire » que de la réponse, que du lâcher. Lui seul peut être programmé d’avance et confié au subconscient.
Ces deux constatations amènent directement à la conception de la séquence mentale, qui n’est rien d’autre qu’un encadrement de temps dont on dispose, par une discipline de la pensée.
LA SEQUENCE MENTALE
Le premier rôle de la séquence mentale est l’organisation de la pensée dans le but de construire sa performance efficacement et sans tensions excessives. C’est en quelque sorte un processus utilitaire. S’il n’est pas parfaitement maîtrisé par le compétiteur, la performance devient un hasard et surtout ne peut être reproduit avec un pourcentage de réussite intéressant. Ceci est lié à la place que prend la séquence dans l’organisation de la pensée, et ressort de la constatation suivante,
vérifiée par chacun de nous tant et tant de fois : dès que je laisse vagabonder mon esprit, je ne peux plus me consacrer aux choses du tir. A l’entraînement je peux tirer très bien en confiant toute la réalisation de mon tir à mes automatismes. Si je suis distrait par des pensées tranquilles, agréables, je tire cependant souvent bien dans ces conditions. Si je suis dans une période à être distrait, je tirerais tout de même mal en laissant ainsi échapper ma pensée. En compétition par contre les tensions sont telles que je ne peux pratiquement jamais occuper naturellement mon esprit par des pensées agréables, » chaudes » et réconfortantes. L’anxiété prend le dessus et je me retrouve dans la situation inhabituelle et désagréable d’agressé. En plus de mon inconfort, cette situation est imprévue. Je n’ai pas de défense immédiate. Mes automatismes les mieux connus, les plus efficaces à l’entraînement, me deviennent étrangers, inefficaces. Tout se passe comme si j’étais réellement un autre individu. La seule solution pour réussir régulièrement en compétition consiste à rester celui que l’on est lorsque l’on tire bien.
Pour cela, le meilleur remède connu consiste à penser intensément son tir afin que les pensées étrangères n’aient pas la possibilité matérielle de s’implanter. Il s’agit simplement de ne leur laisser aucun créneau de temps disponible. Pour cette raison, le tireur performant ne peut être qu’un imaginatif. Il doit vivre surtout dans l’avenir. Et rien ne doit pouvoir le prendre au dépourvu car tout problème aura trouvé, au moment où il se présentera, sa solution en imagination. C’est le principe sûr de l’action du subconscient qui a pour avantage de toujours fournir une réponse rapide et précise tant qu’il est bien préparé.
Une séquence mentale bien construite, pour ne pas laisser place aux pensées nuisibles à la performance, doit être précisément une suite de prévision, de rêves éveillés, qui ont pour but de toujours vivre en avance la phase suivante. De toujours » armer » son subconscient.
UN PLAN PRATIQUE DE SEQUENCE MENTALE
Une séquence mentale couvre tout le temps qui est compris entre deux coups.
Cette séquence n’est qu’un exemple. Elle doit être personnalisée, et peut varier pour un même tireur, selon son niveau de préparation, le moment de la saison et l’évolution technique de son tir, (voir graphiques ci-après)

Un exemple de séquence à partir d’une bonne balle. Seule la phase 1 est différente

Occuper les temps morts, meublés de geste automatisés sans importance pour le résultat du tir (réarmement, rechargement, manœuvre de cible) par une pensée efficace du coup précédent. Pas de désolation si il est mauvais, mais immédiatement une pensée positive de la situation: je viens de faire un 8 par détérioration de la tenue au départ du coup.
Aussitôt, je pense à une nouvelle balle comme je sais les faire, réaliser en tenant bien et plus longtemps au départ du coup. Si la balle précédente est bonne, c’est une richesse inestimable que je dois faire prospérer en revivant le coup et tout ce qui l’a amené pendant que je manœuvre le levier d’armement, que j’introduis une nouvelle cartouche et que je m’occupe de la cible, toutes choses que je n’ai pas besoin de penser. En procédant ainsi, je conserve les sensations qui ont accompagné cette réussite. Et j’active grandement les possibilités de la reproduire. Sinon, en plus du fait que je me prive de toute possibilité d’analyse et de création, je vais naturellement occuper ce laps de temps à penser à tout autre chose que mon tir. Je me retourne, je vois une tête qui me rappelle quelque chose, mon esprit se met à vagabonder, et c’est le début d’une déconcentration qui peut durer jusqu’à la fin du match, ou assez pour ne plus permettre une bonne performance. Pendant la mise en place de l’arme sur le corps, je pense rapidement les sensations que j’ai lorsque je suis très bien. S’il y a gêne, je la ressentirai ainsi beaucoup plus nettement, et je pourrai modifier ou recommencer le processus afin d’obtenir un placement satisfaisant de l’arme.
Je place mon arme en ligne avec la cible, et je me dis ce qui va arriver. C’est l’important moment où je prépare à l’action mon subconscient, où je le « charge » : je me rêve stable autour du visuel, et appuyant sur la détente franchement en continuant à me sentir stable et bien en visée. Je me dis que seul mon index bougera, que je tiendrai pendant que j’appuierai, que le coup partira bien, que l’arme va réagir sainement, et que ce sera une bonne balle. Je vois arriver la balle au bon endroit!
Cet enchaînement est long à expliquer, mais rapide à penser. Il faut qu’il corresponde en temps avec la durée du tassement fin. Rapide contrôle de la détente, pour savoir où j’en suis. La bossette est amenée et l’index actif sur la queue de détente. Puis c’est la concentration finale, intense, sur la visée. C’est la » pensée révélatrice « , la » percussion mentale « . Je tends toute ma volonté pour voir, comme j’aime le voir le visuel dans le guidon. Je suis un œil, un œil immense et actif. Et lorsque ce sera bien, je n’aurai plus besoin de penser le lâcher. Il est déjà programmé dans mon subconscient, et il se réalisera de lui-même, le mieux possible, avec une justesse et une précision dont je ne pourrai même pas prendre conscience.
C’est ce qui faisait dire à John Writer, un jour qu’on lui demandait de donner le secret de son lâcher : » honnêtement, je ne sais pas comment je fais ».
En fait, c’est seulement si je pense le lâcher au moment où je dois le réaliser que je ne pourrai le faire correctement. L’invention du geste sera trop longue et, le pensant, je ne pourrai plus contrôler la visée et la tenue.
Evidemment, pour en arriver à ce stade, il faut savoir réaliser un lâcher techniquement parfait. Cette forme d’activité mentale ne peut donc être le fait que de tireurs arrivés à un bon niveau technique (ils tirent souvent très bien à l’entraînement ou pour de petits matchs) qui stagnent et qui ressentent le besoin d’apprendre autre chose pour progresser. La plupart versent dans le« truc» et se construisent, pierre à pierre, truc à truc, leur sclérosante prison. (c’est la chose qu’on modifie après chaque mauvais résultat, c’est le dopant miracle qui ne sert à rien d’autre qu’à se cacher son inaptitude à se contrôler, à s’assumer etc …)
J’aimerais participer à leur évasion., puisque j’ai grâce à Bassham, détruit la mienne.
CONCLUSION
Une bonne tenue, un bon lâcher, ne sont pas difficiles à acquérir. Il y fout quelque temps, quelques centaines d’heures, quelques milliers de coups…Tout un chacun, s’il a la foi peut y arriver.
Il n’en sera pas pour autant un bon compétiteur. La difficulté c’est bien l’organisation de la pensée, qui seule permet une réalisation constante et efficace du geste. Si l’on s’exerce à cela, on deviendra un compétiteur de plus en plus fort, inévitablement. Parce qu’il fout savoir tout cela pour foire de grandes performances lorsqu’il est important de les foire, et parce qu’il n’y aura plus de place dans son esprit pour les pensées parasites. Tout le temps sera pris par des pensées efficaces, riches, créatrices.
Alors on s’apercevra qu’on ne sent plus le temps passer, que l’on tire toujours avec émotion, mais sans anxiété, en se servant de son émotion. Que l’on devient un vrai compétiteur, et que l’on en retire de grandes joies.
C’est ainsi que se perdra la légende du tireur un peu masochiste, venu à notre sport parce qu’il aime bien souffrir !
Mais les légendes ont parfois la vie bien dure…
Yves DELNORD Equipe de France, JO Montréal 1976
( Extrait des « cahiers du pistolier et du carabinier » septembre 1979)